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Dialogue entre un marxiste et un libéral

1) HHQ sur Cuba

Tu me demandes mes impressions sur Cuba.

La première chose qui me frappe est le climat politique, tel qu’il apparaît sur les très nombreuses peintures murales, omniprésentes. À les voir, on a l’impression que le pays vit sous la menace d’une agression militaire et qu’il faut que la population se tienne prête à cette éventualité. Che Guevara est absolument partout, depuis les peintures de dix mètres de haut, jusqu’aux T-shirts et pins. Comparé au Che, Fidel est beaucoup plus discret. Quand je dis aux gens que je suis vietnamien, je suis accueilli presque en héros. Ils connaissent les noms de Nguyen Van Troi et d’autres militants de la guerre contre les USA. La guérilla Viêt-Cong est extrêmement populaire ici.

Concernant l’économique et l’ouverture au monde extérieur, beaucoup de changements ces derniers temps. Le tourisme, avec plus de 2 000 000 de visiteurs est devenu le premier pilier de l’économie et peut-être de devises (à vérifier). Il est clair que cette arrivée brutale de touristes, et qui deviendra de plus en plus massive, va bouleverser les mœurs et donner de mauvaises habitudes à la population (pourboires à tout bout de champ). Grande révolution : Raul vient, il y a deux semaines d’autoriser internet et… les téléphones portables.

Concernant les infrastructures, je suis époustouflé de voir la qualité et la densité du réseau routier jusqu’à 200 km autour de La Havane (je ne suis pas allé plus loin). Les routes sont très bien entretenues, la circulation est très fluide (il faut dire que les particuliers ne peuvent posséder de voitures, il faut une autorisation officielle). Les bâtiments publics sont absolument magnifiques.

La Havane est une ville d’une très grande beauté architecturale (le guide du Routard dit que c’est la plus belle ville d’Amérique latine, mais je ne connais pas assez pour confirmer ou infirmer cette opinion) et on sent que l’argent y a coulé à flot pendant des siècles. Mais tout est maintenant dans un grand état de délabrement. Il y a un contraste saisissant entre les bâtiments publics et privés.

Dans les magasins d’alimentation, il n’y a pour ainsi dire que des boîtes de conserve et des bouteilles en plastique. Très peu de viande et de légumes frais. J’entends dire par les Cubains que le savon est un article de luxe. Pour avoir pénétré à l’intérieur d’un appartement situé dans la vieille partie de La Havane (pour acheter un instrument de musique local) je peux dire que les gens vivent pauvrement. Mais la pauvreté semble également partagée, on ne constate pas les contrastes choquants qui existent dans d’autres PSD. L’école est complètement gratuite de même que la santé. La place de l’université est honorable pour un pays sous-développé (40 000 étudiants à l’université de La Havane et toutes les grandes villes ont une université).

Par contre, ce qui est choquant, c’est le laisser-aller total dans le travail. Figure-toi que j’ai vu une employée, dans une administration, dormir, oui, dormir sur son bureau. Son chef, à qui j’ai fait la remarque, m’a dit qu’elle était « fatiguée ». Hélène me dit aussi que les employés de Cubana de Aviacion passent une grande partie de leur temps à jouer aux cartes, à faire des réussites sur leur ordinateur, que tout le monde a l’air de s’en foutre. Les connexions électriques consistent juste en quelques fils entortillés les uns dans les autres. Pour connecter avec la prise de courant murale, ils y enfoncent les deux fils nus ! Les coupures de courant sont fréquentes. Quand tu sais le prix à payer pour les logiciels et la formation, ça laisse rêveur.

À part ça, le pays est magnifique et la musique géniale (tout va très bien madame la Marquise). Mais une chose me frappe : la musique est extrêmement joyeuse, insouciante, dansante. Quel contraste avec le blues américain ! Comment expliquer que des musiques, nées dans le même cadre de l’esclavage, soient aussi différentes dans leur contenu ? Je n’ai pas de réponse.

2) Hypothèse musicale (HHQ)

Ce matin je t’écrivais : « Comment expliquer que des musiques, nées dans le même cadre de l’esclavage, soient aussi différentes dans leur contenu ? Je n’ai pas de réponse. » Je n’ai toujours pas de réponse. Mais je te propose maintenant une hypothèse explicative.

Le blues américain, malgré d’immenses bluesmen (à commencer par Robert Johnson, Lightnin’ Hopkins, Howling Wolf, Muddy Waters…) est resté complètement inconnu aux États-Unis, et donc dans le monde, jusqu’au début des années 1950.

…Jusqu’à ce qu’un Blanc, chauffeur de camion, se mette à chanter cette musique en se déhanchant. Il s’appelait Elvis Presley. Grâce à ce Blanc, la musique des “nègres”, ignorée jusque-là par les médias, a pu être acceptée en particulier par la jeunesse blanche et a déferlé à travers les USA puis l’Europe, sous la forme du Rock n’ Roll.

Un peu plus tard, un autre Blanc va permettre au blues d’exister, véritablement comme blues : Eric Clapton. C’est lui qui, fasciné par le jeu de BB King, l’invite sur les planches, à un de ses shows dans les années 65-70. BB King, qui vivait jusque-là dans la misère et ne faisait qu’animer quelques soirées dans des bars minables, est brusquement devenu une star. Les autres stars du blues ont suivi. Un peu plus tard, en retournant aux sources du rock et du blues, on a (re)découvert les autres grands bluesmen.

En t’écrivant ça, je viens brusquement de comprendre le sens d’un album de Clapton : « From the cradle » (Du berceau) que j’avais acheté vers 92 ou 93. Si tu ne l’as pas, il FAUT te le procurer. Ce sont les meilleurs blues des années 30 / 40 revus par Clapton.

Qu’en est-il à présent du boléro, du mambo, du cha-cha-cha et autre salsa made in Cuba ? En me promenant dans La Havane cet après-midi, je me suis brusquement rendu compte que la multitude d’orchestres et groupes qui jouent dans les bars et autres, ou sur les trottoirs, ne sont pratiquement formés que de BLANCS. IL N’Y A, POUR AINSI DIRE, AUCUN NOIR. Ce qui semble signifier (hypothèse) que toutes les formes musicales que j’ai citées plus haut sont des musiques de Blancs. Soit de fermiers (similitude avec la country américaine) soit de citadins.

Schématiquement : le blues est triste, parce que c’est une musique d’esclave ; le mambo, cha-cha-cha… sont gais ou nostalgiques (romances) parce que ce sont des musiques de maîtres. Si cette hypothèse était vérifiée, alors, il y a donc un travail qui resterait à faire : rechercher dans la musique cubaine, celle qui fut celle des esclaves et étudier ce qu’elle raconte.

Bon, je sais déjà ce que tu vas dire : “c’est une “explication” marxiste de la musique !”. Mais avoue que l’hypothèse mérite d’être examinée ! Malheureusement, je ne connais qu’un mot d’espagnol : “gracias”… je crois que c’est comme ça que ça s’écrit.

3) Réponse sur ‘Hypothèse musicale’ (JB)

Non, non, je trouve que ton explication est très bonne, pas du tout à réduire sous un vocable « marxiste », et même, pourquoi pas ? Mais n’exagères-tu pas quand tu dis que le blues noir était inconnu aux États-Unis avant Elvis Presley ? Il me semble qu’il y avait des grands noms, très populaires partout, y compris dans la majorité du pays, ie chez les Blancs. Par exemple, la femme qui est morte à l’hôpital, là, du fait de la ségrégation, Bessie Smith. Voir ici, d’après eux ce serait une légende cette histoire sur sa mort.

Mais sur Cuba, dis-nous en plus…

4) HHQ sur Cuba, 2

À ta demande, je continue mon travail de correspondant de presse. On était venus pour trois semaines, notre séjour se termine samedi. Il est prévu qu’on revienne à Cuba avant la fin de l’année. Avant, il y aura l’Iran (1 mois) et peut-être le …. Kazakhstan (pourparlers) !

Je me débrouille pour entrer en contact avec les gens. L’espagnol est si proche du français qu’en lisant lentement les textes je comprends le plus gros. Pour les conversations, quelques Cubains parlent anglais. Ils traduisent pour les autres. Enfin, je crois disposer d’une arme peu commune pour communiquer : la musique. Très souvent, en moins de 3 minutes, j’ai compris le fonctionnement des instruments de musique locaux lorsqu’il s’agit d’instrument à cordes. À Tahiti, je m’étais fait des copains locaux en réussissant à jouer de l’ukulélé presque immédiatement. J’ai joué sur scène avec eux. Au Vanuatu, un groupe local avec qui j’avais également joué en public a fini par me demander d’enregistrer sur leur dernier CD 2 morceaux de moi que je leur avais appris. Mais le séjour s’est terminé avant que ça se réalise. Ce groupe m’avait aussi demandé de participer à une émission de radio locale, etc. Si je retourne au Vanuatu (dans le sillage d’Hélène), ça se fera sûrement.

Ici, à Cuba, c’est la même chose. Les Cubains ont transformé la guitare pour en faire un instrument original : le “Trés” qui comporte six cordes, mais groupées en 2 fois trois cordes doubles (façon mandoline) et accordées en “open tuning” de Do.

En moins d’une minute, j’ai compris comment en jouer en accompagnement rythmique (pour le solo il faudrait compter 2 ou 3 jours de travail). J’ai joué quelques chansons avec deux groupes en les accompagnant au “Trés”. Tout le monde se marrait et grattait avec jubilation parce que pour la première fois, le groupe jouait “Blowin’ in the wind”… qu’il ne connaissait pas et qu’il a trouvé génial. Ma manière totalement atypique (et pour cause !) de “jouer” du Trés les a complètement surpris et bien fait rigoler.

C’est comme ça que j’ai pu aller chez eux et avoir un coup d’œil sur leurs réelles conditions de vie actuelles. De ce point de vue, y a-t-il eu progrès depuis Fidel ?

Il y a au centre de La Havane toute une place réservée aux bouquinistes, un peu comme sur les quais de la Seine. J’ai eu la curiosité de feuilleter des revues de photos datant des années 1950, du temps de Batista. Ça m’a remis l’esprit d’aplomb.

Les photos montrent un sous-développement caractérisé par l’inégalité sociale : opulence criante (symbolisée par les voitures rutilantes) d’un côté, misère noire pour la masse (les photos sur les petits villages de huttes et de leurs habitants sont évocatrices).

Le sous-développement actuel est complètement différent. C’est la pauvreté, mais elle est également partagée. Elle se voit peu quand tu regardes les gens dans la rue : beaucoup sont en uniforme (tous les écoliers et lycéens, tous les employés, les fonctionnaires… et il y en a beaucoup), tous les gens sont correctement habillés, propres, mais les vêtements sont usés. La situation, de ce point de vue est très similaire à celle de Maurice. L’immense différence se trouve au niveau du logement. Ici, c’est extrêmement délabré et les appartements sont surpeuplés. Le mobilier tombe en ruine, pas de frigo.

Toutefois, je crois pouvoir affirmer que, pour la masse de la population, la situation est bien meilleure qu’avant Fidel.

Mais tu es bien placé pour savoir que quand on parle de sous-développement, presque de façon instinctive, on compare la situation des PSD à celle de l’Occident capitaliste et non avec celle qui était la leur dans le passé. Pour me résumer, on est passé d’une forme de sous-développement à une autre ; par rapport au passé récent, il y a bien développement, mais comme celui-ci est moins rapide que celui de l’Occident capitaliste, l’écart se creuse. Pourquoi ?

J’ai bien des hypothèses explicatives, mais impossibles de t’en faire part : il faudrait des pages…

5) Réponse sur Cuba (JB)

Évidemment, tu as l’avantage de voir sur place, moi je n’y suis pas allé. Mais l’expérience cubaine me semble un échec total, à la fois politique et économique, et les deux sont liés évidemment.

Sur le plan politique, le même type au pouvoir pendant plus de quarante ans, c’est le genre monarchie absolue, en plus il cède le pouvoir à son frère, n’importe quoi. Imagine Sarkozy passer son fauteuil à son frère dans un empire style Napoléon III… Et je ne parle pas de l’absence totale de libertés, de voyager, de fonder des partis, d’exprimer ses idées, la censure, les prisonniers politiques, les exécutions de gens qui veulent s’enfuir (récemment des jeunes fusillés parce qu’ils avaient détournés un ferry), etc. C’est une dictature, et rien ne peut justifier une dictature.

Sur le plan économique, c’est la ruine du pays, provoquée, non pas par l’embargo US, comme la propagande ne cesse de le répéter (en appelant blocus ce qui est un embargo), mais par la collectivisation et la planification centralisée. Ça ne marche pas, pas plus ici qu’ailleurs, ça a provoqué les mêmes effets partout, pénuries constantes, famines dans de nombreux cas. Tu vas me dire que ça ne marche pas mieux à Haïti, misérable et inégale, mais ce serait oublier qu’en 1959, Haïti était déjà misérable, bien en dessous de Cuba, qui comptait parmi les pays les plus développés en Amérique latine. Haïti était le dernier et l’est resté, Cuba était parmi les premiers et s’est enfoncé. Tu vas me dire aussi que Cuba a obtenu des succès en matière d’éducation et de santé, qui ont profité à tous. Mais d’une part, j’ai l’impression que les succès médicaux sont un peu menacés par les pénuries et le délabrement général, et d’autre part, les succès médicaux, scolaires ou sociaux n’ont jamais justifié la répression politique, sinon on pourrait vanter les succès de Mussolini dans les années trente, avec les autoroutes, les marais pontins asséchés, la lutte contre la mafia, etc., ou encore les succès de Hitler pour réduire le chômage…

Le socialisme réel, qui consiste à collectiviser les moyens de production, plus la planification impérative, la suppression du marché décentralisé, ont comme effet de concentrer les pouvoirs économiques aux mains de l’État. Il n’y a plus de séparation des pouvoirs économiques et politiques, et la conséquence est la dictature, comme partout où la séparation des pouvoirs est abolie. Il faut impérativement séparer le pouvoir économique du pouvoir politique, si on veut conserver des libertés individuelles et le respect relatif des droits de l’homme, en plus bien sûr de la séparation des pouvoirs politiques (exécutif et législatif, plus deux chambres pour séparer le législatif, plus fédéralisme pour séparer le pouvoir central du pouvoir local, plus le judiciaire des pouvoirs politiques). Les hommes sont les hommes, et dans n’importe quel système, s’il n’y a pas de façon institutionnelle rigide cette séparation des pouvoirs, économique et politique, tu auras des profiteurs qui domineront les autres, un système fatal de dictature, comme on l’a vu avec Staline, Mao, Pol Pot, Kim il Sung, Ceausescu, Mengistu, Castro, etc.

Tu vas me dire que la séparation du pouvoir économique en régime capitaliste est une plaisanterie, et je serai d’accord avec toi, il y a sans arrêt influences, collusions, corruption, mixité, favoritisme, etc. Et donc, une lutte constante est nécessaire pour brider le pouvoir économique. Mais une chose est sûre, c’est que cette séparation, pour mauvaise et insuffisante qu’elle soit, est quand même plus grande que dans un régime où on remet tous les pouvoirs économiques aux mains de l’État, comme c’est le cas dans le socialisme planifié.

Tu dois connaître déjà tout ça par cœur, sachant mes positions, mais bon, je te les donne quand même, et excuse-moi du retard à te répondre, j’étais en Espagne pour les vacances de Pâques, dans le nord, l’Espagne verte, la côte et les monts cantabriques, entre la Galice et le Pays Basque, c’est très chouette, mais un peu pluvieux…

6) HHQ sur Cuba, 3

Évidemment, tu t’en doutes, mon analyse est sensiblement différente de la tienne. Il reste que je suis d’accord avec toi sur le point essentiel : rien ne peut justifier la dictature politique prolongée, et tout pouvoir absolu (et donc la dictature) mène fatalement, à un moment ou à un autre, à la catastrophe économique simplement parce que les hommes ne sont que des hommes. Comme toi, je réfute totalement les bilans “globalement positif” que certains aiment à tirer et dans lesquels des succès remportés dans certains domaines pourraient “excuser” des crimes.

Cela dit, pour expliquer les déboires, échecs, blocages économiques de l’URSS, des pays de l’Europe de l’est…, il faut séparer nettement ce qui est dû à la dictature politique (sous n’importe quelle forme) et ce qui est dû à l’organisation socialiste de l’économie. Et c’est précisément ce que ne font pas les analystes.

7) Réponse (JB)

OK, mais ne penses-tu pas qu’en concentrant tous les pouvoirs économiques entre les mains de l’État, on va inévitablement vers une dictature, et que la séparation des pouvoirs économiques et politiques est nécessaire ? Au moins, la tentative de séparation par des institutions adaptées ?

8) HHQ sur le marxisme et sur Cuba

Concernant ta critique du « socialisme réel », je dirais que c’est une critique doublement « externe » en ce sens qu’elle se place essentiellement sur le terrain politique et qu’elle utilise des arguments puisés dans la problématique « libérale » (excuse pour ce raccourci). J’ai le sentiment que tu me vois comme un laudateur naïf des régimes dits socialistes. Il n’en est rien. Ces régimes n’ont pas ma sympathie et j’en ferai une critique « interne » dans le sens où celle-ci se situe sur le terrain économique tout en prenant appui sur la théorie marxiste.

Je vais commencer par quelques banalités dont tu voudras bien m’excuser.

Tu sais que dans le cadre de la théorie marxiste, les sociétés reposent essentiellement sur leur économie définie par leur mode de production, articulation spécifique de « rapports de production »” et de « forces productives ».

Contrairement à ce que presque tous les économistes pensent, ce qui fondamentalement caractérise le capitalisme, ce n’est ni la propriété privée des moyens de production (qui était très largement répandue depuis la plus haute antiquité), ni le marché qui, lui aussi, existe depuis des millénaires, et même avant l’invention de la monnaie (les échanges marchands se faisant par l’intermédiaire du troc), en fait, ce qui est spécifique du capitalisme c’est que, sur la base de la propriété privée des moyens de production et du marché, LA FORCE DE TRAVAIL DEVIENT ELLE-MEME UNE MARCHANDISE : le travailleur, LIBRE, mais démuni de moyens de production, doit VENDRE sa force de travail contre un salaire. Quand il produit, une partie de la valeur qu’il crée est détournée au profit du capitaliste qui s’appuie pour cela sur la propriété des moyens de production. C’est celle-ci qui permet au capitaliste de s’approprier la plus-value et de l’employer comme il l’entend (consommation privée ou accumulation).

La régulation économique, c’est-à-dire l’ajustement de l’offre à la demande se faisant par le marché (donc toujours a posteriori) en empruntant le mécanisme des prix et l’instrument monétaire, les désajustements (crises…) sont inévitables.

Surexploitation des salariés + crises économiques majeures ont entraîné les révolutions que tu sais et la mise en place de régimes socialistes.

Le socialisme se propose comme buts de mettre fin à l’exploitation du travailleur et aux crises. Les moyens sont l’établissement de la propriété collective des moyens de production (qui autorise la collectivité à s’approprier la plus-value et à l’employer au profit de tous), et la mise en œuvre de la planification démocratique pour éviter les crises, ajuster la production aux besoins de la population, donner du travail à tous.

Voilà pour les principes. Mais qu’en a-t-il été des réalisations concrètes ?

Après la prise du pouvoir, dans tous les États qui se sont proposé de bâtir le socialisme, la propriété collective des moyens de production a été décidée. Tu sais comme moi que dans les Constitutions de tous les États socialistes il est écrit, sous une forme ou sous une autre, que la terre, les usines, les banques… bref TOUS LES MOYENS DE PRODUCTION SONT “LA PROPRIETE DU PEUPLE TOUT ENTIER”. Celle-ci a été établie sous forme étatique ou coopérative. C’est le bouleversement fondamental.

Mais examinons ce bouleversement de plus près.

La théorie de Marx (je n’ai pas dit la théorie « marxiste » c’est-à-dire celle de ceux qui se réclament de lui) distingue très nettement deux sortes de propriétés : la propriété juridique et la propriété économique. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur la première que tu connais aussi bien que moi. Concernant la seconde, elle se définit comme la capacité, pour celui qui en est investi, d’affecter librement les moyens de production et les travailleurs aux divers emplois et de décider de ce qu’il faut produire ainsi que des quantités.

Presque toujours, les deux sortes de propriétés sont confondues (c’est notamment le cas dans le capitalisme), autrement dit, les superstructures juridiques reflètent l’infrastructure économique et le droit consacre le fait. C’est bien pourquoi, dans la pratique, le propriétaire juridique dispose en même temps d’un pouvoir d’affectation sur les moyens de production, autrement dit de la propriété économique.

Mais ce n’est pas toujours le cas !! Et quand il en est ainsi, ce n’est pas la propriété juridique que l’on doit prendre en compte pour caractériser les rapports de production, mais bien la propriété économique. Telle est l’analyse de Marx que tu trouveras dans la Contribution à la critique de l’économie politique et dans le Capital.

Cette précision théorique étant apportée, revenons aux pays qui ont tenté le passage au socialisme. Examinons leur Constitution. Il y est toujours inscrit que les moyens de production sont « la propriété du peuple tout entier ». Autrement dit, les moyens de production appartiennent JURIDIQUEMENT au peuple. Mais qu’en est-il dans la pratique ? Il est clair que ce n’est pas « le peuple tout entier » qui dispose du pouvoir d’affectation, c’est-à-dire du pouvoir de commandement.

On constate donc ici qu’il y a manifestement un « décalage » entre la propriété juridique et la propriété économique. Les deux ne se confondent pas et le droit n’entérine pas le fait. La propriété économique étant centrale pour la compréhension du fonctionnement de la société, approfondissons un peu.

À qui appartient la propriété économique des moyens de production ? Évidemment à ceux qui contrôlent l’État. Mais comment s’opère le contrôle de celui-ci ? Par la « dictature du prolétariat ». Celle-ci est exercée par le Parti Communiste… au nom du prolétariat, dont il en est « l’avant-garde et le gardien de la Révolution ». Il s’ensuit que ce sont ceux qui contrôlent le Parti qui sont les véritables dépositaires de la propriété économique des moyens de production. Ils finissent fatalement par l’exercer à leur profit personnel. Et comme il y a dictature, leur pouvoir n’est jamais remis en cause. Tu comprends aisément la suite, en particulier l’acuité des luttes pour la direction du Parti.

Cette analyse, fondée sur la problématique de Marx, permet de comprendre que les États qui se sont réclamés du « socialisme réel » n’ont en fait jamais été de véritables États socialistes. IL N’Y A JAMAIS EU DE « SOCIALISME RÉEL ». À cet égard, l’analyse des rapports de propriété, qui structurent les rapports de production et les rapports de répartition, est implacable.

Cette analyse permet aussi de comprendre pourquoi lors de l’effondrement de l’URSS et des démocraties populaires ce sont les dirigeants des Partis qui sont devenus les propriétaires capitalistes des entreprises publiques qui ont été privatisées.

En réalité, de 1917 à 1990, on a eu affaire à la mise en œuvre, par des États centralisés et auto proclamés socialistes, de politiques populistes qui ont pu produire, pendant une certaine période, un développement se concrétisant par une remontée générale des indicateurs sociaux et un nivellement social.

Voilà pour l’analyse (très résumée) de la propriété, base des rapports sociaux de production. Je pourrais à présent te présenter une analyse de la planification « socialiste » et aussi de tout ce qui n’allait pas dans les « démocraties (sic !) populaires (resic !!) ». Je pourrais aussi te dire pourquoi, selon moi, partout où des expériences de passage au socialisme ont été tentées, celles-ci se sont toujours soldées par des échecs. Et tout cela, sur la base de la problématique de Marx. Mais il faudrait un livre entier pour ça.

Pour terminer ce long courriel et en revenir à Cuba, je dirais que cet État n’est pas un État socialiste. Et l’avenir proche de ce pays n’est pas difficile à pronostiquer. Il suffit de constater que toutes les pièces économiques maîtresses sont entre les mains des dignitaires du régime, militaires et dirigeants du Parti unique :

– Le général Ulises Rosales del Toro dirige tout le secteur sucrier en tant que ministre du sucre.

– Le colonel Luis Alberto Rodriguez Lopez Callejas (gendre de Raul Castro) dirige la holding GAESA qui contrôle toutes les sociétés s’occupant / tournant autour du tourisme, mais aussi l’agriculture et l’élevage.

– Le colonel Luis Bernard Leon dirige toute l’industrie militaire du pays (250 unités de production).

– Le colonel Oscar Basulto Torres dirige toute l’industrie du cigare.

Et on pourrait continuer pendant longtemps cette inspection, on constaterait toujours le même phénomène.

Concernant l’avenir, je ne prends donc pas beaucoup de risques en disant que quand Cuba changera de ligne politique, il y a bien des chances pour que l’évolution qui s’est produite à partir de 1990 en URSS et dans les « démocraties populaires » se répète ici. Avec une variante tropicale peut-être : au lieu d’être glauque, elle sera épicée de boléro, cha-cha-cha, et salsa…

9) Réponse sur le marxisme et sur Cuba (JB)

OK, merci pour ta réponse détaillée. Mais si les pays « socialistes » comme l’URSS, etc., ne sont pas des exemples de socialisme réel, qu’est-ce que le socialisme réel ?

Et si tu distingues la propriété économique de la propriété juridique, peux-tu donner des exemples de cette propriété économique, ou de systèmes, passés, présents, à venir, où elle fonctionnerait ?

Enfin, il reste ma question, que se passe-t-il lorsqu’on supprime la liberté économique ? N’est-elle pas la condition nécessaire aux libertés politiques ? Pour moi, c’est le cas, l’expérience passée semble le prouver, non ?

10) HHQ sur le socialisme réel

> Mais si les pays « socialistes » comme l’URSS, etc., ne sont pas des exemples de socialisme réel, qu’est-ce que le socialisme réel ? (JB)

L’URSS, les pays de l’Europe de l’Est avant 1990, l’Algérie, Cuba, le Vietnam, la Chine… aucun de ces pays n’est, ou n’a été, un pays socialiste. Il ne suffit pas que leurs dirigeants déclarent que leur pays est « socialiste » pour qu’il le soit effectivement. Ce serait trop facile ! C’est l’examen de leur structure économique et politique qui, seul, permet une qualification scientifique de leur véritable nature. Dans mon mel parlant de la propriété économique des moyens de production, j’ai essayé d’exposer pourquoi, selon moi, nulle part, il n’y avait eu socialisme. En fait, dans tous ces pays, on y a tenté une transition vers le socialisme qui partout a échoué.

Pourquoi ? Parce que la prise du pouvoir s’étant faite de façon brutale, violente, par la force des choses une dictature politique s’est installée. Elle s’est elle-même qualifiée de « dictature du prolétariat ». Mais en réalité, c’est à la dictature d’un parti, ou même seulement d’une partie du parti, qu’on a assisté. Un certain nombre d’opportunistes ont adhéré au parti, ont fini par le contrôler et contrôler l’appareil d’État. En muselant toute opposition politique, syndicale… elle est restée en place jusqu’à la chute finale du système. En fin de compte, on n’a pas eu affaire à une « dictature du prolétariat », mais à une dictature au nom du prolétariat et sur le prolétariat.

À côté de ces raisons politiques, il y a aussi des raisons économiques. Je vais directement à l’essentiel. En fait, un mode de production n’est viable que lorsqu’il y a correspondance entre « rapports de production » et « degré de développement des forces productives ». Cela signifie que le degré de développement des connaissances scientifiques et techniques conditionne la nature des rapports de production qui peuvent être installés. Le mode de production n’est viable que s’il y a cohérence, concordance entre les deux. Marx avait employé une formule célèbre pour illustrer cette idée : le moulin à vent a créé la société féodale, le moulin électrique a créé la société capitaliste. (Je cite de mémoire).

Or, tu remarqueras que partout où le socialisme a été tenté, la situation de départ était celle de sociétés archaïques, techniquement très peu développées (féodalité en Russie, mode de production asiatique – je vais revenir sur ce point plus loin – en Chine et au Vietnam, économie de plantation à Cuba…). Autrement dit, on a voulu installer des rapports de production socialistes sur la base des forces productives archaïques. L’échec était prévisible et inévitable. Dès 1859, Marx déclarait déjà (jamais je ne cite Marx parce que je trouve cela absolument ridicule : citer n’est pas prouver ! Mais pour une fois je vais déroger à ce principe) :

« Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. »

Voilà ce qui se déroule dans le cours normal de l’histoire. C’est pour avoir voulu « accélérer » le cours normal de l’histoire que les révolutionnaires russes, chinois… qui se sont réclamés du marxisme ont partout échoué. Je sais qu’il faudrait que j’argumente pendant au moins un chapitre entier ce point. Je sais bien qu’il faudrait aussi que j’expose le fonctionnement des superstructures idéologiques, etc. Je ne peux le faire ici.

> Et si tu distingues la propriété économique de la propriété juridique, peux-tu donner des exemples de cette propriété économique, ou de systèmes, passés, présents, à venir, où elle fonctionnerait ? (JB)

Je vais une nouvelle fois déroger à mon principe de base : ne jamais citer Marx parce que ce qu’une citation n’est pas une preuve. Mais cette fois-ci c’est absolument nécessaire. Voici ce que Marx écrit dans la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique (1859).

« À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. »

Marx vient de nommer quelques modes de production qu’il a pu observer de son temps. La liste n’est pas exhaustive. Dans les faits, il n’étudiera que le mode de production capitaliste, étude inachevée d’ailleurs, puisqu’il n’a définitivement écrit que le premier livre du Capital (3 tomes aux éditions sociales) ; les livres 2 ( 2 tomes), 3 (3 tomes) et les Théories sur la plus-value (3 tomes) ayant été rédigés par F. Engels et K. Kautsky d’après les brouillons de Marx.

Cette vision est complètement changée à partir de Staline. D’après lui, l’histoire économique se résumerait à la succession obligatoire et mécanique des modes de production suivants : communisme primitif, esclavage (« antique »), féodalité, capitalisme (« bourgeois moderne »). Tu constates toi-même combien la vision stalinienne est réductrice et ne reproduit pas l’observation rapide de Marx. Cette vision a été unanimement partagée par ceux qui se réclam(ai)ent du marxisme. Le mode de production « asiatique » est passé à la trappe, et tous les marxistes qui se sont intéressés à la Chine, au Vietnam, à l’Afrique avant leur colonisation ou domination par les Européens, n’ont partout voulu voir que des sociétés féodales. C’est complètement faux parce que l’articulation RSP/FP n’est pas, et ne peut pas être unique. La combinatoire est forcément multiple.

(C’est notamment ce que j’ai essayé de montrer sur un exemple concret, dans le tome 1 de Histoire éco de la Réunion.) (1)

J’aborde à présent le mode de production asiatique pour répondre, par un exemple concert, à ta question.

L’analyse du mode de production asiatique (du moins celle que j’ai présentée dans un travail ancien et très long datant de 1982) montre un exemple remarquable du désajustement entre propriété économique et propriété juridique. Je vais à l’essentiel, et j’espère que tu ne connais pas déjà cette question par cœur !

Plusieurs millénaires avant l’ère chrétienne et jusqu’au 19ème siècle, la Chine et le VN étaient organisés sur la base du mode de production asiatique. L’empereur était propriétaire JURIDIQUE de toutes les terres. Pour que celles-ci soient exploitées, il les remettait à des COMMUNES, villages composés d’un certain nombre de familles. Chaque commune était gouvernée par un conseil de notables périodiquement (3 à 5 ans) élus par les membres de la commune. C’est le conseil des notables qui affectait les terres aux hommes majeurs (17 à 20 ans selon le cas). Ces derniers et leur famille les cultivaient librement, mais ils ne pouvaient ni les vendre, ni les louer, et l’occupation, même prolongée du sol ne les rendait pas propriétaire de celui-ci : la terre restait la propriété JURIDIQUE de l’empereur et c’est le conseil des notables qui distribuait les terres en respectant LA COUTUME INTERNE DE LA COMMUNE. C’est donc ce conseil des notables qui était le propriétaire ÉCONOMIQUE des terres. La coutume variait d’une commune à l’autre, mais il y avait quelques principes de base :

1 – La taille des terres est proportionnelle à la taille de la famille.

2 – Les terres doivent obligatoirement être redistribuées, la périodicité variant entre 5 et 8 ans. La raison de cette redistribution est simple : la population des communes augmente, et des garçons arrivent à l’âge adulte tandis que certains adultes décèdent.

3 – Quand la population d’une commune devient trop importante et que les terres n’arrivent plus à nourrir les habitants, les villageois demandent au pouvoir central un nouvel espace. Après accord des autorités, une nouvelle commune est fondée. Parfois, les armées de l’empereur défrichent de nouvelles terres et y transportent des populations pour créer de nouvelles communes.

C’est ainsi que la colonisation chinoise et vietnamienne a avancé dans l’espace pendant des millénaires, phagocytant les autres civilisations. C’est ainsi par exemple que le royaume du Champa (centre VN) a été pacifiquement « avalé ». Au moment où la France débute la colonisation du Vietnam, les communes vietnamiennes sont en train de phagocyter la partie ouest du royaume Khmer. C’est ce qui explique fondamentalement les problèmes de frontières entre le Vietnam et le Cambodge après la défaite américaine.

Quel rapport à présent entre propriété économique et propriété juridique ? La propriété économique permet la production, la mise en valeur effective du sol. La propriété juridique fonde la possibilité pour le pouvoir central, à travers ses mandarins, de prélever une partie de la production.

Parce que les prélèvements (en riz, animaux, matières premières…) sont faits au nom de l’État, par des fonctionnaires (mandarins), ils apparaissent comme des impôts. Mais c’est une erreur d’analyse de le penser. En fait, il s’agit d’une rente : c’est la propriété du sol qui permet au pouvoir central de détourner à son profit, et sans contrepartie (ou très peu) une partie de la production.

Par ailleurs, il faut remarquer que la rente n’est pas exigée des individus (le pouvoir central les ignore), mais des communes. À elles de répartir ensuite le poids de la rente à l’intérieur du village. On voit donc que ce mode de production met directement face à face deux COLLECTIVITÉS : L’ÉTAT CENTRAL d’un côté, et LA COMMUNE DE L’AUTRE. Ce système n’a donc strictement rien à voir avec le mode de production féodal, tel qu’il existait en Europe.

C’est parce que tous les marxistes qui ont étudié la vieille Chine et le vieux VN ne comprennent (ne voient pas ?) la nécessité de toujours faire une analyse de la propriété économique qu’ils se sont trompés dans la qualification du mode de production. Pour eux, l’ancienne Chine et l’ancien VN étaient des sociétés « féodales » ! Cette erreur d’analyse provient de ce qu’ils se sont laissé prendre dans l’analyse de la SUPERSTRUCTURE JURIDIQUE (droit de propriété) au lieu d’aller jusqu’au noyau central de la structure économique : le pouvoir effectif d’affection des moyens de production, autrement dit la propriété économique. C’est elle qui nous livre le secret véritable de l’organisation économique des sociétés et, à partir de là, de leurs structures politiques. Il ne faut pas se tromper de niveau d’analyse.

Dans le travail de 1982 cité plus haut, j’ai qualifié de « mode de production communaliste » le mode de production qui existait en Chine et au VN, voulant dire par là que c’est la commune qui détient la propriété économique de la terre, moyen de production essentiel à cette époque.

> Enfin, il reste ma question, que se passe-t-il lorsqu’on supprime la liberté économique ? N’est-elle pas la condition nécessaire aux libertés politiques ? Pour moi, c’est le cas, l’expérience passée semble le prouver, non ? (JB)

Ta question est trop générale. Je crois qu’il faut situer la question des libertés dans le développement historique des sociétés. Alors, il sera possible de la discuter sur le fond. N’importe comment, qu’est-ce que LA liberté économique ? N’existe-t-il pas seulement DES libertés économiques ? De plus, supprimer certaines libertés économiques ne remet pas en cause les libertés politiques, au contraire. Si tu laisses libre cours à LA liberté économique, tu vas arriver à quelques monopoles qui vont dominer toute l’économie et à partir de là tout le politique. Tu le sais aussi bien que moi. D’où la loi Sherman… pour ne citer qu’elle.

Moi aussi je suis un partisan des libertés. Mais nous vivons en société. Les libertés individuelles et collectives doivent être organisées. Et leur mode d’organisation, leur étendue ne sont pas indépendants du niveau de développement historique de la société.

Toutes mes excuses pour ces réponses rapides et peu nuancées. Mais tu me demandais finalement de t’exposer ma vision de la société et des événements récents. Impossible de traiter ces questions de fond dans un courriel. Il faudrait un livre !

Permets-moi de reproduire ci-dessous LE TEXTE qui, en 1968, a bouleversé ma vision du monde. Tu le connais sûrement c’est la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique. Elle est de Marx (1859) :

« Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant, les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »

11) JB sur le socialisme réel

> L’URSS, les pays de l’Europe de l’Est avant 90, l’Algérie, Cuba, le Vietnam, la Chine….aucun de ces pays n’est, ou n’a été, un pays socialiste. Il ne suffit pas que leurs dirigeants déclarent que leur pays est “socialiste” pour qu’il le soit effectivement. Ce serait trop facile ! C’est l’examen de leur structure économique et politique qui, seul, permet une qualification scientifique de leur véritable nature. (HHQ)

Oui, mais la structure économique était celle d’une collectivisation des moyens de production. Ils n’étaient donc pas capitalistes, puisque le capitalisme est la propriété privée des moyens de production. Je veux bien croire qu’ils n’étaient pas socialistes, à ton sens, mais tu ne me dis pas ce que c’est alors que le socialisme.

> Dans mon mel parlant de la propriété économique des moyens de production, j’ai essayé d’exposer pourquoi, selon moi, nulle part, il n’y avait eu socialisme. En fait, dans tous ces pays, on y a tenté une transition vers le socialisme qui partout a échoué. (HHQ)

OK, mais alors qu’est-ce que le socialisme ? Tu le définis par la propriété économique des moyens de production, c’est ça, comme dans ton exemple sur le MPA, plus bas ? Admettons que ça marche pour la terre, mais comment tu vois ça pour les entreprises, industrielles ou tertiaires ? Une propriété de l’État avec une gestion de type coopérative au niveau décentralisé, plus une économie de marché pour ajuster les offres et demandes, un peu comme en ex-Yougoslavie ? On ne peut pas dire que ça ait marché formidablement là-bas non plus…

> Pourquoi ? Parce que la prise du pouvoir s’étant faite de façon brutale, violente, par la force des choses, une dictature politique s’est installée. (HHQ)

Cette dictature politique s’est installée aussi et surtout à mon sens parce que le pouvoir économique a été entièrement remis entre les mains de l’État, et donc qu’il n’y avait plus aucune séparation des pouvoirs entre l’économique et le politique, non pas qu’elle soit parfaite en régime capitaliste, mais au moins existe-t-elle, ce qui limite le pouvoir politique, et autorise le fonctionnement démocratique, comme on l’a vu un peu partout.

D’ailleurs les dictatures fascistes ont souvent fini par évoluer vers la démocratie (Espagne, Portugal, Grèce, Brésil, Chili, etc.), sans avoir besoin de changer les structures économiques, alors que les dictatures communistes n’ont jamais pu évoluer vers la démocratie, en gardant leurs structures économiques, elles n’ont pu le faire qu’en abandonnant la concentration des pouvoirs économiques entre les mains de l’État, c’est-à-dire en retournant au capitalisme de marché, en abandonnant collectivisation et planification impérative.

> Elle s’est elle-même qualifiée de « dictature du prolétariat ». Mais en réalité, c’est à la dictature d’un parti, ou même seulement d’une partie du parti, qu’on a assisté. Un certain nombre d’opportunistes ont adhéré au parti, ont fini par le contrôler et contrôler l’appareil d’État. En muselant toute opposition politique, syndicale… elle est restée en place jusqu’à la chute finale du système. En fin de compte, on n’a pas eu affaire à une « dictature du prolétariat », mais à une dictature au nom du prolétariat et sur le prolétariat. (HHQ)

Oui, tout à fait d’accord là-dessus, ça paraît évident.

> À côté de ces raisons politiques, il y a aussi des raisons économiques. Je vais directement à l’essentiel. En fait, un mode de production n’est viable que lorsqu’il y a correspondance entre “rapports de production” et “degré de développement des forces productives”. Cela signifie que le degré de développement des connaissances scientifiques et techniques conditionnent la nature des rapports de production qui peuvent être installés. Le mode de production n’est viable que s’il y a cohérence, concordance entre les deux. Marx avait employé une formule célèbre pour illustrer cette idée : le moulin à vent a créé la société féodale, le moulin électrique a créé la société capitaliste. (Je cite de mémoire). (HHQ)

Oui, je cite aussi cette phrase quelque part dans mes bouquins : « le moulin à bras entraîne la société esclavagiste, le moulin à eau la société féodale, le moulin à vapeur la société capitaliste ». Marrant, je n’ai jamais trouvé la référence exacte : où c’est exactement dans l’œuvre de Marx ?

> Or, tu remarqueras que partout où le socialisme a été tenté, la situation de départ était celle de sociétés archaïques, techniquement très peu développées (féodalité en Russie, mode de production asiatique – je vais revenir sur ce point plus loin – en Chine et au Vietnam, économie de plantation à Cuba…). Autrement dit, on a voulu installer des rapports de production socialistes sur la base des forces productives archaïques. L’échec était prévisible et inévitable. Dès 1859, Marx déclarait déjà (jamais je ne cite Marx parce que je trouve cela absolument ridicule : citer n’est pas prouver ! Mais pour une fois je vais déroger à ce principe) : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société ». (HHQ)

Oui, objection classique, tout à fait d’accord aussi là-dessus. L’idée que le socialisme ne pourra arriver qu’après que le capitalisme ait épuisé tous ses effets, soit en état de décomposition, est présente partout chez Marx, sauf dans sa réponse à Véra Zassoulitch où il admet, un peu à contrecœur semble-t-il, qu’on pourrait faire l’économie du capitalisme en Russie, mais c’est juste dans une lettre privée, pas dans le corpus de son œuvre.

On pourrait quand même objecter que l’URSS a accumulé du capital et s’est industrialisée, c’est devenu une puissance industrielle majeure après la guerre, ce n’était plus une société archaïque. À l’inverse, les pays en développement à capitalisme de marché se sont industrialisés aussi pour certains, en évoluant finalement vers des démocraties, alors que l’URSS s’est figée dans une société totalitaire.

> Voilà ce qui se déroule dans le cours normal de l’histoire. C’est pour avoir voulu « accélérer » le cours normal de l’histoire que les révolutionnaires russes, chinois… qui se sont réclamés du marxisme ont partout échoué. Je sais qu’il faudrait que j’argumente pendant au moins un chapitre entier ce point. Je sais bien qu’il faudrait aussi que j’expose le fonctionnement des superstructures idéologiques, etc. Je ne peux le faire ici. (HHQ)

Pas la peine, on est d’accord.

> Et si tu distingues la propriété économique de la propriété juridique, peux-tu donner des exemples de cette propriété économique, ou de systèmes, passés, présents, à venir, où elle fonctionnerait ? (JB)

J’aborde à présent le mode de production asiatique pour répondre, par un exemple concert, à ta question. L’analyse du mode de production asiatique (du moins celle que j’ai présentée dans un travail ancien et très long datant de 1982) montre un exemple remarquable de désajustement entre propriété économique et propriété juridique. Je vais à l’essentiel, et j’espère que tu ne connais pas déjà cette question par cœur ! Plusieurs millénaires avant l’ère chrétienne et jusqu’au 19ème siècle, la Chine et le VN étaient organisés sur la base du mode de production asiatique. L’empereur était propriétaire JURIDIQUE de toutes les terres. Pour que celles-ci soient exploitées, il les remettait à des COMMUNES villages composés d’un certain nombre de familles. Chaque commune était gouvernée par un conseil de notables périodiquement (3 à 5 ans) élus par les membres de la commune. C’est le conseil des notables qui affectait les terres aux hommes majeurs (17 à 20 ans selon le cas). Ces derniers et leur famille les cultivaient librement, mais ils ne pouvaient ni les vendre, ni les louer, et l’occupation, même prolongée du sol ne les rendait pas propriétaire de celui-ci : la terre restait la propriété JURIDIQUE de l’empereur et c’est le conseil des notables qui distribuait les terres en respectant LA COUTUME INTERNE DE LA COMMUNE. C’est donc ce conseil des notables qui était le propriétaire ÉCONOMIQUE des terres. (HHQ)

La Chine actuelle, qui a donné la responsabilité de la culture des terres aux paysans, tout en gardant la propriété des terres à l’État central, s’approche de ce modèle, non ? Mais il me semble que l’agriculture serait plus productive et dynamique si on allait jusqu’à accorder la propriété des terres aux paysans, avec la possibilité d’échanger, de vendre, avec la création d’un marché de la terre. Mais bon, ça se discute, puisqu’ils n’ont pas fait trop mal depuis la réforme de Deng Xiaoping en 1979.

Par ailleurs, le système que tu décris, de propriété économique distinct de la propriété juridique, ne s’est pas caractérisé par un très grand dynamisme à long terme. Après tout, la grande rupture productive de l’histoire de l’humanité, la révolution industrielle, est survenue dans le pays où le capitalisme de marché s’est implanté.

> Enfin, il reste ma question, que se passe-t-il lorsqu’on supprime la liberté économique ? N’est-elle pas la condition nécessaire aux libertés politiques ? Pour moi, c’est le cas, l’expérience passée semble le prouver, non ? (JB)

Ta question est trop générale. Je crois qu’il faut situer la question des libertés dans le développement historique des sociétés. Alors, il sera possible de la discuter sur le fond. N’importe comment, qu’est-ce que LA liberté économique ? N’existe-t-il pas seulement DES libertés économiques ? (HHQ)

Oui, il y a d’une part la liberté du marché, l’économie du marché, le laisser-faire ou libéralisme économique : laisser les prix libres pour ajuster les offres et les demandes, celle que réclamaient par exemple les physiocrates par rapport à l’économie mercantiliste.

Et il y a la liberté de créer une entreprise, et donc de posséder un moyen de production, qui n’est autre que le capitalisme, et qui garantit dynamisme et innovation.

Le premier aspect est un mode de régulation, le marché, qui s’oppose à un autre mode de régulation, le plan central impératif. Le deuxième aspect est un mode d’appropriation des moyens de production, privé, le capitalisme, qui s’oppose au mode d’appropriation collectif, le socialisme (à mon sens).

> De plus, supprimer certaines libertés économiques ne remet pas en cause les libertés politiques, au contraire. (HHQ)

Mais si justement, car si tu supprimes les libertés économiques, par le plan impératif (plus de liberté du marché) et par la collectivisation des moyens de production (plus de liberté de créer une entreprise et de la posséder), tu concentres tout le pouvoir économique entre les mains de l’État, il n’y a plus de séparation du pouvoir économique et du pouvoir politique, et on aboutit à la dictature, l’exemple l’a montré partout.

> Si tu laisses libre cours à LA liberté économique, tu vas arriver à quelques monopoles qui vont dominer toute l’économie et à partir de là tout le politique. Tu le sais aussi bien que moi. D’où la loi Sherman… pour ne citer qu’elle. (HHQ)

Non, pas du tout, car l’innovation technique entraîne un renouvellement constant à la base, la création de nouvelles entreprises qui concurrencent et éliminent peu à peu les anciennes. Regarde ce qui s’est passé à la fin du XIXe, avec l’invention de l’électricité et du moteur à explosion, tout un tas de nouvelles entreprises sont apparues qui ont pris la place des anciennes, des PME au départ qui ont fini par supplanter les grands monstres de l’acier, du chemin de fer, des mines ou du textile.

Regarde ce qui s’est passé à partir de 1980, avec la révolution informatique ou des TI, des tas de nouvelles entreprises sont nées qui ont supplanté les anciennes. General Motors est en difficulté, après avoir dominé de 1930 à 1970, maintenant c’est Microsoft ou Google qui sont au premier plan. Il n’y a pas de monopole permanent en régime capitaliste, ils sont remis en cause par les nouvelles techniques au bout de quelques décennies.

Marx est mort en 1883, juste avant la deuxième révolution industrielle, il ne pouvait prévoir que le moteur électrique allait donner une chance extraordinaire à toutes les petites entreprises, qui étaient à son époque lentement condamnées, parce qu’elles n’avaient pas accès aux lourds systèmes fonctionnant autour d’énormes machines à vapeur. Ce qui explique sa vision de concentration croissante des moyens de production, qui ne s’est pas vérifiée, du fait du renouvellement technique. C’est un peu le même type d’erreur que les classiques avec leur état stationnaire, qui n’avaient pas vu que le progrès technique allait éloigner cette perspective. Idem pour Malthus qui décrit le fameux Malthusian Trap, qui cesse justement de s’appliquer à l’époque même où il le décrit. Le piège malthusien s’applique très bien aux sociétés préindustrielles, mais à partir des années 1780, il devient caduc, du fait des progrès formidables réalisés dans l’agriculture.

Marx a bien vu la montée du progrès technique, il a très justement critiqué Malthus et les classiques là-dessus, mais il n’a pas vu – et pour cause, il est mort avant – que de nouvelles révolutions technologiques allaient contrer la concentration toujours plus grande des moyens de production. Ainsi, l’idée d’un mode de production devenu collectif, face à une organisation de la production restée basée sur la propriété de quelques-uns, ce qui ferait qu’il n’y aurait à la fin du capitalisme qu’un petit nombre d’exploiteurs à renverser, ne s’est pas vérifiée. Les grands groupes existent, mais d’une part il existe aussi des tas de PME, et d’autre part ces grands groupes sont constamment remis en question par de nouveaux arrivants.

12) HHQ sur socialisme et capitalisme

L’URSS, les pays de l’Europe de l’Est avant 1990, l’Algérie, Cuba, le Vietnam, la Chine….aucun de ces pays n’est, ou n’a été, un pays socialiste. Il ne suffit pas que leurs dirigeants déclarent que leur pays est « socialiste » pour qu’il le soit effectivement. Ce serait trop facile ! C’est l’examen de leur structure économique et politique qui, seul, permet une qualification scientifique de leur véritable nature.

> Oui, mais la structure économique était celle d’une collectivisation des moyens de production. Ils n’étaient donc pas capitalistes. (JB)

D’accord ! Je le dis d’ailleurs quelques lignes plus loin : ils tentent une transition vers le socialisme. Cette collectivisation a précisément pour effet de limiter la capacité de ceux qui détiennent la propriété économique des moyens de production de s’approprier entièrement la plus-value et d’en contrôler totalement l’utilisation comme c’est le cas dans le système capitaliste classique.

> puisque le capitalisme est la propriété privée des moyens de production… (JB)

et en même temps, caractéristique essentielle et toujours oubliée, l’extension de l’économie de marché à la force de travail qui devient une marchandise. Naissance du marché de la force de travail.

> Je veux bien croire qu’ils n’étaient pas socialistes, à ton sens, mais tu ne me dis pas ce que c’est alors que le socialisme. (JB)

Oui, je n’avais pas répondu à cette question. En grande partie, la réponse découlait implicitement de la distinction entre propriété économique et propriété juridique. La base du socialisme est constituée par la propriété collective des moyens de production qui doit se traduire dans les faits par la capacité des collectivités (coopératives, nationales, communales…) de contrôler l’affectation des moyens de production essentiels et de contrôler l’usage de la plus-value. Cette capacité ne peut exister que si la démocratie la plus large possible est instituée (je ne suis pas dupe : « La démocratie constitue un moindre mal », J.K. Arrow).

Si on ne veut pas risquer une catastrophe économique, l’affectation des moyens de production ne doit pas être arbitraire, mais tenir compte, entre autres, de la rareté des moyens de production. Dans le capitalisme, c’est le marché, autrement dit le système des prix, qui permet de tenir compte de la rareté. Il le fait de façon instantanée (c’est ce qui fait sa force) et brutale (qui est l’envers de la médaille). Tant qu’on n’aura pas trouvé de meilleur système, il faut utiliser l’existant (d’où l’idée du socialisme… de marché). Le progrès des sciences et des techniques (i.e., le développement des forces productives) permettra de réduire peu à peu le rôle du marché.

Il faudrait maintenant que je parle de la planification démocratique qui constitue le mode de régulation socialiste de l’économie. Laissons ça pour une prochaine discussion.

Ça, c’est l’INVARIANT économique. Cet invariant peut (pourrait) être décliné sous des formes variées et avec des stades de développement qui dépendent de beaucoup de circonstances. Ces formes sont à inventer par l’humanité à mesure que les problèmes se posent, en tenant compte des circonstances matérielles qui varient d’un endroit à l’autre et d’une époque à l’autre.

D’ailleurs, Marx répondait invariablement à ceux qui lui demandaient : « Qu’est-ce que le socialisme ? », « Je ne connais pas les recettes pour faire bouillir les marmites de l’histoire ». C’est l’une des différences fondamentales entre le marxisme et le socialisme utopique dont l’une des caractéristiques est le penchant à imaginer des sociétés idéales (phalanstères) sans rapport avec les réalités historiques et concrètes.

> Dans mon mel parlant de la propriété économique des moyens de production, j’ai essayé d’exposer pourquoi, selon moi, nulle part, il n’y avait eu socialisme. En fait, dans tous ces pays, on y a tenté une transition vers le socialisme qui partout a échoué.

OK, mais alors qu’est-ce que le socialisme ? Tu le définis par la propriété économique des moyens de production, c’est ça, comme dans ton exemple sur le MPA, plus bas ? (JB)

C’est plus complexe. Je viens juste de dire pourquoi.

> Admettons que ça marche pour la terre, mais comment tu vois ça pour les entreprises, industrielles ou tertiaires ? Une propriété de l’État avec une gestion de type coopérative au niveau décentralisé, plus une économie de marché pour ajuster les offres et demandes, un peu comme en ex-Yougoslavie ? On ne peut pas dire que ça ait marché formidablement là-bas non plus… (JB)

Tu as raison. Il y a des expériences qui avortent. Les causes sont certainement multiples. Sur le fond, j’avoue n’en savoir pas plus que toi. Pour comprendre, il faudrait reprendre les diverses expériences au cas par cas. Il faudrait tout réexaminer à fond. Comme tu le sais, j’ai tenté de le faire…. sur La Réunion. Ça m’a pris 15 ans. Et pourtant l’île est toute petite, isolée et le temps historique est très court.

> Pourquoi ? Parce que la prise du pouvoir s’étant faite de façon brutale, violente, par la force des choses, une dictature politique s’est installée.

Cette dictature politique s’est installée aussi et surtout à mon sens parce que le pouvoir économique a été entièrement remis entre les mains de l’État, et donc qu’il n’y avait plus aucune séparation des pouvoirs entre l’économique et le politique, non pas qu’elle soit parfaite en régime capitaliste, mais au moins existe-t-elle, ce qui limite le pouvoir politique, et autorise le fonctionnement démocratique, comme on l’a vu un peu partout. (JB)

Je suis entièrement d’accord avec toi. D’ailleurs, je n’ai pas dit autre chose quand j’ai parlé de la dictature du prolétariat (niveau politique) qui a permis à une faction de contrôler tous les leviers de commande (y compris économiques). Voir quelques lignes plus loin.

> Oui, je cite aussi cette phrase quelque part dans mes bouquins : « le moulin à bras entraîne la société esclavagiste, le moulin à eau la société féodale, le moulin à vapeur la société capitaliste ». Marrant, je n’ai jamais trouvé la référence exacte : où c’est exactement dans l’œuvre de Marx ? (JB)

Je crois me souvenir qu’elle se trouve dans le Manifeste. Et si elle ne s’y trouve pas, elle est dans Misère de la Philosophie (2), réponse à Proudhon qui avait publié Philosophie de la misère.

> Par ailleurs, le système que tu décris, de propriété économique distinct de la propriété juridique, ne s’est pas caractérisé par un très grand dynamisme à long terme. Après tout, la grande rupture productive de l’histoire de l’humanité, la révolution industrielle, est survenue dans le pays où le capitalisme de marché s’est implanté. (JB)

Je n’ai jamais dit que la distinction propriété économique/propriété juridique permet un plus grand dynamisme économique. Je répondais simplement à ta question. Tu me demandais des exemples historiques de cette distinction. Je te les ai exposés avec l’analyse des sociétés en transition vers le socialisme et avec le MPA. Relis ta question !

Cela dit, je crois avoir compris pourquoi le MPA est resté quasiment inchangé pendant 3 millénaires. On ne va pas en parler ici, car ce n’est pas l’objet de la discussion.

> Oui, il y a d’une part la liberté du marché, l’économie du marché, le laisser-faire ou libéralisme économique : laisser les prix libres pour ajuster les offres et les demandes, celle que réclamaient par exemple les physiocrates par rapport à l’économie mercantiliste. Et il y a la liberté de créer une entreprise, et donc de posséder un moyen de production, qui n’est autre que le capitalisme (et aussi d’autres systèmes économiques), et qui garantit dynamisme et innovation. (JB)

Encore une fois, ce n’est pas la propriété privée des moyens de production, la liberté de créer une entreprise qui est LA caractéristique fondamentale du capitalisme. Tout cela, y comprit la monnaie, existait bien avant le capitalisme, tu le sais mieux que personne. LA caractéristique FONDAMENTALE du capitalisme, c’est l’extension de l’économie de marché JUSQU’À LA FORCE DE TRAVAIL. Alors seulement, la plus-value SOUS SA FORME MARCHANDE (et qui jusque-là n’existait principalement que sous forme NATURE – prélèvement en grains, en animaux…) devient la logique de fonctionnement du système. Alors seulement on passe rapidement de la plus-value absolue (allongement du temps de travail, intensification) à la plus-value RELATIVE et à la plus-value EXTRA (compression des coûts de production au moyen des innovations technologiques). Alors seulement l’innovation s’accélère de façon prodigieuse.

L’un des passages les plus captivants, les plus brillants du Capital se trouve dans le début du tome 2 (Éditions sociales, je ne connais pas les autres éditions) dans lequel Marx expose comment la logique de la plus-value relative et de la plus-value extra entraîne le passage de la manufacture à la grande industrie, c’est-à-dire la Révolution industrielle (et au-delà le bouleversement permanent des techniques de production). J’ai laissé le Capital à la Fac. Nous sommes samedi. Je compte uniquement sur ma mémoire pour t’écrire tout ça… or je n’ai plus lu le Capital depuis 25 ans.

Mais si tu as le Capital aux éditions sociales, relis le tome 2. Si tu possèdes le Capital dans une autre édition, relis les chapitres sur la plus-value relative et surtout, continue en lisant les autres chapitres qui suivent : Marx applique sa théorie pour expliquer comment la plus-value relative aboutit au développement ininterrompu des forces productives.

> Mais si justement, car si tu supprimes les libertés économiques, par le plan impératif (plus de liberté du marché) et par la collectivisation des moyens de production (plus de liberté de créer une entreprise et de la posséder), tu concentres tout le pouvoir économique entre les mains de l’État, il n’y a plus de séparation du pouvoir économique et du pouvoir politique, et on aboutit à la dictature, l’exemple l’a montré partout. (JB)

Je voulais simplement dire que partout, dans tous les pays capitalistes, on a supprimé certaines libertés économiques (exemples à foison) ; partout le marché est régulé par des règles administratives et juridiques ; les producteurs, les marchands, ne peuvent faire ce qu’ils veulent. La suppression de ces libertés économiques n’est pas contradictoire avec l’existence de libertés politiques.

> Non, pas du tout, car l’innovation technique entraîne un renouvellement constant à la base, la création de nouvelles entreprises qui concurrencent et éliminent peu à peu les anciennes. Regarde ce qui s’est passé à la fin du XIXe, avec l’invention de l’électricité et du moteur à explosion, tout un tas de nouvelles entreprises sont apparues qui ont pris la place des anciennes, des PME au départ qui ont fini par supplanter les grands monstres de l’acier, du chemin de fer, des mines ou du textile. (JB)

Soit ! Mais je n’ai jamais dit que l’existence de monopoles conduit à un blocage des innovations technologiques, à l’émergence de nouveaux leading sectors. Je dis simplement que la formation de monopoles économiques (qui ne sont pas éternels, nous sommes bien d’accord – voir le passage sur la plus-value relative et extra) conduit à la mainmise des représentants de ces monopoles sur le pouvoir politique, l’État. Nous ne parlons pas de la même chose.

13) JB sur capitalisme et socialisme

> puisque le capitalisme est la propriété privée des moyens de production… et en même temps, caractéristique essentielle et toujours oubliée, l’extension de l’économie de marché à la force de travail qui devient une marchandise. Naissance du marché de la force de travail. (HHQ)

Il me semble qu’on peut distinguer les deux, l’économie de marché peut aller de pair avec une société non capitaliste (au sens de propriété privée des moyens de production), comme par exemple dans le cas de l’ex-Yougoslavie ou de la Chine des années 1980-1990 : les entreprises appartiennent à la collectivité (propriété publique), mais il y a une économie de marché, les offres et demandes sont régulées non par le plan, mais par les variations de prix, les mécanismes du marché, laissés libres de fonctionner.

De même, on peut avoir un régime capitaliste sans marché, un régime capitaliste planifié, les entreprises sont privées, appartiennent à des grands groupes, des grandes familles, ou des particuliers, mais l’État intervient pour fixer les productions, les prix, les investissements, les revenus, le commerce extérieur, par un plan impératif. C’était le cas de l’Allemagne nazie, grands groupes privés comme Thyssen ou Krupp, mais en même temps plans quinquennaux obligatoires.

> D’ailleurs, Marx répondait invariablement à ceux qui lui demandaient : “qu’est-ce que le socialisme ?”, “Je ne connais pas les recettes pour faire bouillir les marmites de l’histoire”. C’est l’une des différences fondamentales entre le marxisme et le socialisme utopique dont l’une des caractéristiques est le penchant à imaginer des sociétés idéales (phalanstères) sans rapport avec les réalités historiques et concrètes. (HHQ)

Marx avait bien préconisé la collectivisation des moyens de production, et même laissé entrevoir l’idée d’une planification à la place du marché. Les marxistes-léninistes des années vingt et trente n’ont pas tout inventé, ils ont pris leurs idées de structures et de mécanismes économiques chez Marx.

> Je voulais simplement dire que partout, dans tous les pays capitalistes, on a supprimé certaines libertés économiques (exemples à foison) ; partout le marché est régulé par des règles administratives et juridiques ; les producteurs, les marchands, ne peuvent faire ce qu’ils veulent. La suppression de ces libertés économiques n’est pas contradictoire avec l’existence de libertés politiques. (HHQ)

L’essentiel n’est pas là, il y a des tas de règlementations, OK, mais l’État ne possède pas les entreprises, ni ne fixe les productions par le plan, le pouvoir économique est disséminé, entre les mains de l’État en partie certes, mais aussi entre les mains de tas d’entreprises et de groupes, ce qui constitue une division des pouvoirs, pas parfaite, mais division quand même. C’est ça qui donne un espace aux libertés, à nos libertés, à un régime démocratique, qui tout imparfait qu’il soit, est le plus vivable, celui qui respecte le mieux les droits des citoyens. Si tu supprimes cette liberté économique (droit de créer et posséder une entreprise, liberté des prix et du marché), tu tombes dans la dictature, on l’a vu partout. C’est pour ça que la liberté économique me semble fondamentale. Contrairement à ce que tu dis, la liberté économique n’était que très partielle avant les Temps modernes, au Moyen âge et dans l’Antiquité, des corporations de métiers empêchaient la libre création d’activités productives (professions fermées et protégées, pas de concurrence autorisée), les prix et les productions étaient étroitement réglementés, des tas de gens n’avaient pas le droit de se livrer au commerce et à la production (la dérogeance), les prêts à intérêt étaient prohibés, etc., etc. Ce n’est qu’entre le XVe et le XVIIIe que tout ça tombe peu à peu pour laisser la place à une liberté quasi totale.

> Soit ! Mais je n’ai jamais dit que l’existence de monopoles conduit à un blocage des innovations technologiques, à l’émergence de nouveaux leading sectors. Je dis simplement que la formation de monopoles économiques (qui ne sont pas éternels, nous sommes bien d’accord – voir le passage sur la plus-value relative et extra) conduit à la mainmise des représentants de ces monopoles sur le pouvoir politique, l’État. (HHQ)

Mais cette mainmise est d’une part constamment remise en question par la concurrence faite aux monopoles par les nouveaux arrivants (créés par l’évolution technologique), et d’autre part elle est toujours moindre que dans un système où il n’y a plus propriété privée des moyens de production, mais où on remet carrément tous les pouvoirs entre les mains de l’État.

Pour y voir plus clair dans la discussion, es-tu partisan ou non de la liberté économique, au sens liberté de création d’entreprises, donc droit de propriété privée sur les moyens de production, et d’autre part au sens liberté du marché, des prix, de l’existence d’un marché des biens et des facteurs de production, travail, capitaux ? Et sinon, que veux-tu mettre à la place ?

14) HHQ sur capitalisme et socialisme, 2

> Il me semble qu’on peut distinguer les deux, l’économie de marché peut aller de pair avec une société non capitaliste (au sens de propriété privée des moyens de production) (JB)

Je suis entièrement d’accord et c’est exactement ce que je dis. Par exemple, toutes sociétés précapitalistes dans lesquelles les échanges marchands et la monnaie sont largement utilisés. Le marché est important, la propriété privée des moyens de production la règle… mais la force de travail n’est pas une marchandise. C’est seulement lorsque tu as la combinaison : marché + propriété privée des moyens de production + SALARIAT qu’il y a capitalisme.

> comme par exemple dans le cas de l’ex-Yougoslavie ou de la Chine des années 1980-1990 : les entreprises appartiennent à la collectivité (propriété publique), mais il y a une économie de marché, les offres et demandes sont régulées non par le plan mais par les variations de prix, les mécanismes du marché, laissés libres de fonctionner. (JB)

Je suis entièrement d’accord. Ici, tu as : marché + salariat + propriété collective des moyens de production. Nous avons affaire à une économie dans laquelle une transition vers le socialisme est tentée.

Mais une analyse plus approfondie de cette propriété collective des moyens de production, fondée sur la distinction propriété économique/propriété juridique, indique que cette propriété n’est que formellement collective. EN RÉALITÉ, on assiste rapidement à un retour en arrière et la propriété des moyens de production est EN FAIT accaparée par une poignée de dignitaires de l’État qui contrôle toute l’économie. Ce divorce entre ces deux propriétés est consommé lorsque survient l’échec de la transition. Alors, on revient à la concordance entre les deux propriétés…. au profit des dignitaires du régime. C’est exactement ce qui s’est passé en URSS et ailleurs.

> De même, on peut avoir un régime capitaliste sans marché, un régime capitaliste planifié, les entreprises sont privées, appartiennent à des grands groupes, des grandes familles, ou des particuliers, mais l’État intervient pour fixer les productions, les prix, les investissements, les revenus, le commerce extérieur, par un plan impératif. C’était le cas de l’Allemagne nazie, grands groupes privés comme Thyssen ou Krupp (JB)

OUI. Et ici tu vois bien que le marché n’est qu’un élément du capitalisme et peut-être pas toujours décisif pour la définition scientifique d’une économie, spécialement quand il se limite à la sphère des biens et services.

> mais en même temps plans quinquennaux obligatoires. (JB)

Si tu veux parler de l’URSS, des démocraties populaires, etc., alors la réponse est NON, car ici nous n’avons pas vraiment de capitalisme dans la mesure où les moyens de production ne sont pas pleinement propriété privée. Tu vois bien que la distinction entre propriétés économique et juridique est absolument fondamentale pour la compréhension de la nature réelle d’une économie. Si tu l’utilises ici, elle t’indique que nous sommes dans une économie de transition et non pas dans une économie pleinement capitaliste.

Pourquoi ceux qui se réclament du marxisme n’utilisent-ils pas cette distinction pour analyser les économies ? Je n’ai pas de réponse. Peut-être ne l’ont-ils pas vue. Peut-être ne l’ont-ils pas comprise…. Toujours est-il que, dès la Préface de 1859, Marx insiste sur l’idée qu’il faut toujours s’attacher à l’analyse de la base économique matérielle et non à son expression juridique. Il écrit ainsi :

« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété… »

Mais les analystes se laissent toujours berner par « l’expression juridique » (les aspects superstructurels) et ne retiennent que ça. D’où les erreurs d’analyse sur la vraie nature des économies qu’ils étudient.

> Marx avait bien préconisé la collectivisation des moyens de production, et même laissé entrevoir l’idée d’une planification à la place du marché. Les marxistes-léninistes des années vingt et trente n’ont pas tout inventé, ils ont pris leurs idées de structures et de mécanismes économiques chez Marx. (JB)

Oui, c’est vrai. Mais entre l’idée générale et sa mise en place concrète et matérielle, il y a un monde. En fait, Marx ne développe un peu ces deux idées de collectivisation et de planification qu’à un seul endroit de son œuvre : « La critique des programmes de Gotha et d’Erfurt ». Contexte historique de cet écrit : des socialistes qui imaginaient comment le socialisme devrait être construit après la révolution avaient soumis à Marx, dans leur programme, les principales mesures qu’ils voulaient prendre. En critiquant (de façon extrêmement véhémente) ces mesures, Marx expose en même temps sa vision de la société socialiste. La critique des programmes est le seul texte dans lequel Marx donne quelques « recettes pour faire bouillir les marmites de l’avenir ».

> Contrairement à ce que tu dis, la liberté économique n’était que très partielle avant les Temps modernes, au Moyen âge et dans l’Antiquité, des corporations de métiers empêchaient la libre création d’activités productives (professions fermées et protégées, pas de concurrence autorisée), les prix et les productions étaient étroitement réglementés, des tas de gens n’avaient pas le droit de se livrer au commerce et à la production (la dérogeance), les prêts à intérêt étaient prohibés, etc., etc. (JB)

Je suis entièrement d’accord avec tout ça et je n’ai jamais dit le contraire ! Cite-moi le passage où j’ai écrit qu’avant les Temps Modernes il existait une liberté économique totale.

> Pour y voir plus clair dans la discussion, es-tu partisan ou non de la liberté économique, au sens liberté de création d’entreprises, donc droit de propriété privée sur les moyens de production, et d’autre part au sens liberté du marché, des prix, de l’existence d’un marché des biens et des facteurs de production, travail, capitaux ? (JB)

Je pense que dans la phase actuelle de développement économique et social, la liberté économique, la propriété privée des moyens de production… Bref, les rapports de production capitalistes constituent, malgré leurs défauts de toutes sortes, ceux qui assurent le développement le plus rapide des forces productives. Je pense que le temps du socialisme n’est pas encore arrivé. Comme dit Marx « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. »

C’est exactement la situation dans laquelle nous sommes actuellement. Et j’ai constamment défendu cette idée depuis que je m’intéresse à l’économie. C’est pourquoi j’ai toujours été considéré comme un « droitier » du marxisme. Je ne suis pas un romantique du marxisme.

> Et sinon, que veux-tu mettre à la place ? (JB)

J’avoue ne pas avoir de recettes pour les marmites de l’avenir… lointain. Et je ne me pose pas la question, car je pense que le capitalisme a encore du temps devant lui. Pour des raisons économiques, mais aussi militaires. La contradiction fondamentale à laquelle se heurte et se heurtera le capitalisme, c’est l’impossibilité pour lui de s’étendre, dans sa forme actuelle, à l’ensemble de la planète. Tu comprends mieux que personne pourquoi.

15) JB sur la mondialisation

> La contradiction fondamentale à laquelle se heurte et se heurtera le capitalisme, c’est l’impossibilité pour lui de s’étendre, dans sa forme actuelle, à l’ensemble de la planète. (HHQ)

Sur l’extension du capitalisme au niveau mondial, j’ai l’impression que c’est en train de se faire avec succès, regarde l’Asie qui se développe, le Brésil, le Mexique, le Chili, l’Argentine, reste plus que le monde musulman et l’Afrique, mais l’Afrique est en train de bouger, avec l’aide des Chinois !

Je vois ça comme la révolution néolithique, l’invention de l’agriculture il y a dix mille ans, qui a fini par s’étendre à toute la planète, en quelques millénaires. Là, ça va plus vite, forcément avec les techniques de déplacement et de communication actuelles, la révolution industrielle s’étend en quelques siècles à toute la planète, entraînant dans le développement tous les continents. Comme le disaient Marx et Engels sans fioriture dans le Manifeste, « la bourgeoisie entraîne dans son sillage tous les peuples, jusqu’aux plus barbares ».

Comme la révolution industrielle est apparue quelque part, les écarts se sont accrus ces deux derniers siècles, mais ils sont en train de se réduire avec son extension rapide au reste du monde. Je fais le pari que dans un siècle, on sera revenu au niveau d’égalité du XVIIIe siècle, à la différence près qu’on était tous à peu près aussi pauvres à l’époque, et qu’on sera tous à peu près aussi riches dans le futur…

Évidemment, on ne sera plus là pour vérifier, c’est facile. Mais n’empêche, on voit le monde changer rapidement depuis trente ans, et l’Asie se développer. Rappelle-toi ce qu’on disait en 1960 sur la Chine, qu’ils ne pourront jamais se développer, trop nombreux, pas de place pour les voitures, pas assez de matières premières, etc. Eh bien, ils se développent, et comment. Les techniques changent, ce qui était impossible il y a trente ans l’est aujourd’hui, et le sera encore plus demain, avec toutes les solutions écolos économisant énergie et matières premières.

16) HHQ sur la mondialisation et l’impossibilité de la généralisation du mode de vie occidental

Je ne t’ai pas dit qu’il ne pourrait pas y avoir de développement du capitalisme à l’ensemble de la planète, voici très exactement ce que j’ai écrit :

La contradiction fondamentale à laquelle se heurte et se heurtera le capitalisme, c’est l’impossibilité pour lui de s’étendre, dans sa forme actuelle, à l’ensemble de la planète.

J’ai bien parlé du capitalisme DANS SA FORME ACTUELLE, c’est-à-dire, un capitalisme fondé sur les rapports sociaux de production et de répartition tels qu’ils existent aujourd’hui dans les pays les plus avancés et dont le fonctionnement s’effectue dans un gaspillage insensé des ressources naturelles et sans se soucier, ou seulement très peu, des nuisances de toutes sortes (pollution…). Concrètement, j’entends par capitalisme dans sa forme actuelle, celui qu’on voit aux USA, en Europe occidentale, et au Japon.

Il est clair que si demain tous les Chinois, Indiens… se mettaient à vivre comme le font les Américains, les Français… aujourd’hui, toutes les ressources actuelles de matières premières, à commencer par le pétrole seraient rapidement épuisées. L’effet de serre serait multiplié, etc. La planète « éclaterait ». C’est une évidence.

Un peu comme toi, je pense que le développement du capitalisme dans l’espace, assurant un niveau de vie élevé à tous (« on sera tous à peu près aussi riches dans le futur ») n’est pas impossible. Mais à condition, comme tu le dis, de trouver « toutes les solutions écolos économisant énergie et matières premières ». Je suis bien d’accord avec toi, et c’est bien pourquoi, j’ai terminé mon mot par « Tu comprends mieux que personne pourquoi. »

Par conséquent, le capitalisme doit être transformé s’il veut continuer à se développer, à s’étendre dans l’espace. Mais il est certain qu’il n’est pas généralisable DANS SA FORME ACTUELLE.

Il me semble fondamental d’ajouter que les transformations ne peuvent consister simplement en améliorations techniques. Ce sont les rapports sociaux de production et de répartition qui doivent aussi être transformés. C’est seulement en satisfaisant à cette double condition, technico-sociale, que le capitalisme peut avoir un avenir devant lui.

17) JB sur le développement futur du capitalisme

> Il est clair que si demain tous les Chinois, Indiens, …se mettaient à vivre comme le font les Américains, les Français… aujourd’hui, toutes les ressources actuelles de matières premières, à commencer par le pétrole seraient rapidement épuisées. L’effet de serre serait démultiplié, etc. La planète « éclaterait ». C’est une évidence. (HHQ)

Je ne crois pas que ce soit une évidence, je crois au contraire que c’est une affirmation erronée, une simple constatation statique : les ressources actuelles ne suffisent pas à assurer le niveau de vie des Américains ou des Européens à l’ensemble de la planète, c’est l’affirmation assénée des écologistes et tiers-mondistes depuis des lustres. Celso Furtado a fait un bouquin là-dessus, le Mythe du développement. Mais ça ne marche pas comme ça, c’est vrai qu’à l’instant t, il n’y a pas assez de ressources pour réaliser un développement général, mais le développement ne se passe pas à l’instant t, on n’a pas de baguette magique pour faire ça. Le développement est un phénomène qui se passe sur des décennies, et même des siècles, et pendant ce temps les techniques changent et s’adaptent, deviennent plus économes, etc. Regarde nos voitures, regarde nos communications. C’est justement le capitalisme qui permet cette évolution des techniques. Autrement dit, le développement des Chinois et des Indiens, et des autres, est possible à long terme, avec des techniques différentes.

Si tu veux des techniques polluantes, gaspilleuses, et qui ne s’adaptent pas, va voir dans les anciens pays « socialistes », va voir Tchernobyl, la mer d’Aral, les déchets radioactifs dispersés dans le Grand Nord russe, les usines lourdes qui pourrissent sur pied en Sibérie et en Mongolie (je les ai vues, c’est pas très joli), etc. Là tu auras ce que tu veux en termes de gaspillages insensés.

> Un peu comme toi, je pense que le développement du capitalisme dans l’espace, assurant un niveau de vie élevé à tous (“on sera tous à peu près aussi riche dans le futur”) n’est pas impossible. Mais à condition, comme tu le dis, de trouver “toutes les solutions écolos économisant énergie et matières premières”. Je suis bien d’accord avec toi, et c’est bien pourquoi, j’ai terminé mon mot par « Tu comprends mieux que personne pourquoi. » (HHQ)

Mais alors je ne comprends plus, c’est contradictoire avec ton premier paragraphe.

> Par conséquent, le capitalisme doit être transformé s’il veut continuer à se développer, à s’étendre dans l’espace. Mais il est certain qu’il n’est pas généralisable DANS SA FORME ACTUELLE. (HHQ)

Mais c’est ce qu’il fait depuis toujours non ? Le capitalisme change constamment, il n’est jamais resté identique, sa force est de s’adapter aux circonstances. On est d’accord, bien sûr qu’il doit être changé, c’est la vie même, comme la démocratie, en réforme constante, en adaptation permanente.

> Il me semble fondamental d’ajouter que les transformations ne peuvent consister simplement en améliorations techniques. Ce sont les rapports sociaux de production et de répartition qui doivent aussi être transformés. C’est seulement en satisfaisant à cette double condition, technico-sociale, que le capitalisme peut avoir un avenir devant lui. (HHQ)

Oui, tout à fait d’accord, c’est d’ailleurs le cas il me semble, les rapports sociaux actuels n’ont rien à voir avec ceux de 1920 ou de 1870.

18) HHQ sur le capitalisme dans le futur

> C’est vrai que à l’instant t, il n’y a pas assez de ressources pour réaliser un développement général, mais le développement ne se passe pas à l’instant t, on n’a pas de baguette magique pour faire ça. Le développement est un phénomène qui se passe sur des décennies, et même des siècles, et pendant ce temps les techniques changent et s’adaptent, deviennent plus économes, etc. (JB)

Ce qui signifie que le capitalisme change de forme.

> Regarde nos voitures, regarde nos communications. C’est justement le capitalisme qui permet cette évolution des techniques. Autrement dit, le développement des Chinois et des Indiens, et des autres, est possible à long terme, avec des techniques différentes. (JB)

Donc avec un capitalisme qui ne fonctionne plus avec les mêmes forces productives, et par contrecoup, les mêmes rapports de production. Donc avec un capitalisme qui a changé de forme… et peut-être même de stade de développement.

Au fond nous disons la même chose, mais je l’exprime ainsi : le capitalisme, comme tout mode de production se définit par une certaine combinaison de forces productives et de rapports sociaux de production (salariat) qui lui donnent sa structure fondamentale.

Dans le temps, cette combinaison évolue entre certaines limites (au-delà de ces limites, on a affaire à un autre mode de production). Autrement dit, un même mode de production passe, au cours de son histoire, par un certain nombre de stades de développement (par exemple capitalisme manufacturier, capitalisme de la grande industrie, oligopoles…).

À un même stade de développement, le capitalisme peut s’organiser selon différentes formes. Celles-ci sont caractérisées par certaines techniques de production (correspondant à un degré de développement des FP) et certaines formes d’organisation des rapports sociaux de production (l’engagisme par exemple est un « salariat contraint » ; le salariat libre peut s’organiser selon différentes formes, par exemple le fordisme…).

Partant de là, je dis que le capitalisme, dans sa forme actuelle (donc avec les techniques actuelles de production et les rapports sociaux de production tels qu’ils existent aujourd’hui dans les pays les plus développés), n’est pas généralisable à la planète.

Pour pouvoir poursuivre son extension, le capitalisme doit renouveler ses forces productives et réorganiser ses rapports de production autrement dit inventer de nouvelles formes. C’est la condition sine qua non.

Maintenant, en est-il capable ? Et surtout, trouvera-t-il suffisamment vite ces nouvelles formes ? Tu sembles en être convaincu. Très bien. Car dans le cas contraire, il tendra à se généraliser dans sa forme actuelle, ce qui serait catastrophique.

> Mais alors je ne comprends plus, c’est contradictoire avec ton premier paragraphe. (JB)

Ben non ! Voir ce que je viens d’écrire.

> Mais c’est ce qu’il fait depuis toujours non ? Le capitalisme change constamment, il n’est jamais resté identique, sa force est de s’adapter aux circonstances. On est d’accord, bien sûr qu’il doit être changé, c’est la vie même, comme la démocratie, en réforme constante, en adaptation permanente. (JB)

OK, je viens de dire la même chose avec des mots différents (stades de développement, formes de développement…).

19) JB sur capitalisme et socialisme, 2

> Une analyse plus approfondie de cette propriété collective des moyens de production, fondée sur la distinction propriété économique/propriété juridique, indique que cette propriété n’est que formellement collective. EN RÉALITÉ, on assiste rapidement à un retour en arrière et la propriété des moyens de production est EN FAIT accaparée par une poignée de dignitaires de l’État qui contrôle toute l’économie. Ce divorce entre ces deux propriétés est consommé lorsque survient l’échec de la transition. Alors, on revient à la concordance entre les deux propriétés…. au profit des dignitaires du régime. C’est exactement ce qui s’est passé en URSS et ailleurs. (HHQ)

OK, mais j’ai un peu de mal à voir les traits d’une société véritablement socialiste où propriété collective réelle des moyens de production serait réalisée, vraiment collective et non formellement collective.

> Si tu veux parler de l’URSS, des démocraties populaires, etc., alors la réponse est NON, car ici nous n’avons pas vraiment de capitalisme dans la mesure où les moyens de production ne sont pas pleinement propriété privée. (HHQ)

Non, non, je parlais de l’Allemagne nazie, avec sa propriété privée des moyens de production et sa planification impérative, des plans quinquennaux aussi, comme en URSS.

> J’avoue ne pas avoir de recettes pour les marmites de l’avenir… lointain. Et je ne me pose pas la question, car je pense que le capitalisme a encore du temps devant lui. (HHQ)

Oui, je pense moi aussi que le capitalisme n’est qu’un système transitoire, après tout, tous les systèmes économiques ont évolué, ont disparu même, et donc les hommes trouveront forcément mieux dans l’avenir, mais on ne peut savoir encore quoi. Cependant, je crois que ce système plus juste, moins chaotique, à inventer, préservera la liberté économique, elle me semble un acquis du progrès humain, qui conditionne les autres libertés. La séparation des pouvoirs, comme toujours, est essentielle. On parle constamment de la séparation des pouvoirs politiques, mais on ne voit pas qu’il y en a une autre de plus importante encore : la séparation du pouvoir politique et du pouvoir économique. Pour moi les régimes du « socialisme réel », tels qu’ils ont été expérimentés au XXe siècle, et tels qu’ils se maintiennent encore péniblement à Cuba et en Corée, ne sont pas des nouveautés, mais des retours en arrière à l’économie de commande, comme ça existait par exemple sous les pharaons. La véritable nouveauté, la véritable révolution, c’est la généralisation de l’économie de marché, au XVIIIe siècle.

Pourquoi l’URSS n’a pas duré, alors que l’économie de commande des pharaons a duré 3000 ans, c’est assez clair, il y avait en face un système qui marchait mieux. Les hommes ne sont pas fous, même les Russes qui sont réputés avoir un goût pour le malheur, quand ils voient que quelque chose marche mieux, ils l’adoptent tôt ou tard, sinon nous ne serions pas là pour en discuter. Mais je te rappelle quand même que dans les années 1960-1970, il était inimaginable pour nous de prévoir une fin aussi rapide de l’URSS, on voyait le système quasiment comme éternel…