Mondes pacifiques

Le centre culturel Tjibaou : la culture au service de la paix en Nouvelle-Calédonie

Le centre culturel Tjibaou

La Nouvelle-Calédonie fait partie de ces territoires français issus de la colonisation qui apparaissent à bien des égards comme des anachronismes. Proche de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, jouissant d’un climat subtropical presque tempéré, la Nouvelle-Calédonie est constituée par une « grande terre » qui s’étire du sud au nord et des îles annexes. Bénéficiant d’un statut particulier au sein de la République, elle dispose d’une assemblée dotée d’une certaine compétence législative et d’un gouvernement autonome. La division en trois provinces entérine l’hétérogénéité de la population (environ 240 000 habitants) : la province Sud où se trouve la ville principale, Nouméa, est peuplée en majorité de blancs contrairement à la province Nord et à la province des Îles où les Kanak dominent largement.

La situation institutionnelle actuelle est le résultat d’une histoire souvent douloureuse. La tension est en effet inévitable, dans un pays colonisé, entre les indigènes qui entendent conserver ce qu’ils ont toujours possédé et les colons qui aspirent à se faire une place au soleil. Vu la disproportion entre les forces en présence, il peut arriver que la population originelle soit complètement marginalisée, voire éliminée, et de fait, à la fin du XIXe siècle, la disparition des Kanak n’apparaissait pas invraisemblable. La colonisation se faisant moins inhumaine, les choses ont changé depuis et la croissance naturelle de la population kanak est aujourd’hui la plus rapide. Pendant les années 1980 l’opposition entre la communauté blanche pro-française et la communauté kanak indépendantiste s’est exacerbée et la Nouvelle-Calédonie a connu une vague de violence interraciale qui fit plusieurs dizaines de morts. Le retour au calme intervint seulement à la fin de la décennie après que les leaders des deux camps, Jean-Marie Tjibaou pour les indépendantistes, Jacques Lafleur pour les loyalistes, aient accepté les perspectives ouvertes par Michel Rocard, alors premier ministre de la France : rééquilibrage entre les deux communautés, grâce à une politique active de développement des provinces à majorité kanak, pouvant déboucher à terme sur l’indépendance du territoire si une majorité se dégageait en sa faveur.

Le centre culturel Tjibaou

Jean-Marie Tjibaou

Les accords dits « de Matignon » furent approuvés par référendum par une faible majorité des Néo-Calédoniens, en novembre 1988. Pour nombre de blancs, la perspective de l’indépendance demeurait inacceptable, de même que, pour de nombreux Kanak, le report de ladite indépendance à un futur indéterminé. La polémique qui s’ensuivit fit deux ultimes victimes le 5 mai 1989 lorsque Jean-Marie Tjibaou et son adjoint Yeiwéné Yeiwéné furent assassinés sur l’île d’Ouvéa par un extrémiste indépendantiste.

Parmi les dispositions des accords de Matignon figurait la création d’une Agence de Développement de la Culture Kanak (ADCK), précisément chargée 1) de valoriser le patrimoine kanak, 2) d’encourager les formes d’expression contemporaines de cette culture et enfin 3) de promouvoir la recherche et les échanges culturels, notamment au sein de la région du Pacifique Sud. Après la mort de J-M Tjibaou, il fut décidé d’installer le siège de l’ADCK dans un bâtiment prestigieux et de l’inscrire dans le programme des « grands travaux » (du Président Mitterrand). Le projet de Renzo Piano fut retenu à l’issue d’un concours d’architectes en 1991, le chantier démarra en 1995 et l’inauguration du centre culturel eut lieu en 1998. On lui donna le nom de Jean-Marie Tjibaou, pour honorer sa mémoire et aussi parce que lui-même avait organisé, à Nouméa, en 1975, le festival « Mélanésia 2000 », déjà dans le but de valoriser la culture kanak.

Le centre culturel Tjibaou

Le centre culturel Tjibaou vu de la mer

Dire que le bâtiment est une réussite serait au-dessous de la réalité : on peut sans hésiter le ranger parmi les chefs-d’œuvre de l’architecture de la fin du XXe siècle. Qu’on le contemple de la mer, comme sur la photo ci-dessus, depuis une hauteur ou par l’arrière comme sur les photos suivantes, il impressionne par sa force, son originalité et son adéquation au projet d’un centre culturel dédié principalement à la culture kanak : chacune des salles du complexe culturel qui sont disposées en arc au bord du lagon est insérée dans une structure creuse qui évoque avec bonheur les grandes cases traditionnelles des villages de Nouvelle-Calédonie. Cette structure, faite principalement d’un bois apporté d’Afrique, l’iroko, initialement de teinte marron, a pris en vieillissant des reflets presque métalliques, ce qui accroît le caractère insolite d’une architecture à la fois très moderne et très ancienne.

Le centre culturel Tjibaou

Au premier plan trois cases traditionnelles Le bâtiment de Renzo Piano vu de l’arrière représentant chaque province

La principale mission de l’ADCK et par voie de conséquence du centre culturel Tjibaou (CCT) consiste dans le développement de la culture kanak, ce qui est très différent de ce que l’on entend, en France par le développement culturel. Il s’agit moins d’élever le niveau culturel des Kanak (même si cette préoccupation n’est évidemment pas absente) que d’affirmer l’existence d’une culture authentique qui mérite d’être préservée face aux assauts inévitables de la modernité cosmopolite et, au-delà, de l’aider à s’épanouir. On peut discuter ce projet, considérer que les intérêts des Kanak seraient mieux servis si on les aidait à se couler dans le mode de vie et les valeurs occidentales. Force est de constater que les temps ne sont pas mûrs pour un tel débat, face au besoin de reconnaissance d’une population qui s’estime encore méprisée dans son propre pays.

Il va de soi que la mission assignée au CCT n’était pas faite au départ pour plaire aux composantes non kanak de la population calédonienne, à commencer par la communauté « caldoche » (qu’on appellerait ailleurs celle des blancs créoles). D’autant que, selon Emmanuel Kasarhérou qui porte la double casquette de directeur de l’ADCK et du CCT, la « culture de la confrontation » se porte toujours bien en Nouvelle-Calédonie. Le projet du CCT se justifie néanmoins si l’on veut bien admettre, toujours avec E. Kasarhérou, qu’il n’y aura pas de co-développement possible tant que les Kanak n’auront pas réglé la question de leur identité.

Le CCT a ouvert ses portes en 1998. Ses débuts furent difficiles. Les Caldoches en grande partie hostiles, les Kanak souvent inquiets de voit leur culture instrumentalisée au service d’un projet risquant de déboucher sur l’intégration plutôt que l’indépendance : cela faisait beaucoup d’oppositions à juguler. Et puis au fil des années le CCT a fini par trouver une légitimité. De nombreuses activités en direction des adultes comme des scolaires ont effectivement contribué à la découverte – pour les uns – ou à une connaissance mieux maîtrisée – pour les autres – du monde kanak, avec sa mythologie, ses valeurs, son organisation sociale et ses rites. Par ailleurs les responsables du CCT ont évité la tentation du repli exclusif sur soi et monté des opérations en direction des autres cultures présentes sur le territoire, par exemple celle des Japonais engagés entre les deux guerres pour travailler dans les mines ou encore celle des Wallisiens et Futuniens, ressortissants d’un autre territoire français du Pacifique mais nombreux en Nouvelle-Calédonie où ils représentent désormais entre 10 et 15 % de la population totale (contre environ 35 % pour les Européens – Caldoches ou « Zoreilles », c’est-à-dire Métropolitains – et environ 45 % pour les Kanak).

Les Biennales d’arts plastiques organisées par le CCT ont fait appel à des artistes d’origines diverses – kanak et océanienne mais aussi européenne – autour d’un thème qui résonne avec les finalités du centre, par exemple en 2004 « L’igname nouvelle ». On sait, en effet, le rôle de ce tubercule dans la culture mélanésienne où il symbolise le chef et l’élément masculin en général (1). Une politique d’acquisition, voire de commandes a permis de constituer un fond d’œuvres océaniennes. Ces dernières relèvent aussi bien de la tradition des peuples autochtones, comme par exemple les impressionnants mâts cérémoniels sculptés de la case « Jinu » (2), que de la création contemporaine présentée dans la salle « Bérétara ». Si le choix des œuvres qui y étaient exposées lors de notre visite nous a paru pertinent, on n’a dira pas autant de l’exposition temporaire qui se tenait dans la salle « Kavitara », même s’il est vrai que les critères de jugement en matière d’art contemporain demeurent subjectifs. Les spectacles vivants ont leur place dans la salle « Sisia » de 400 places ou bien, lorsque cette capacité s’avère insuffisante, sur une scène montée à l’extérieur. Le public de ces spectacles est rarement mélangé puisque les habitudes culturelles demeurent socialement déterminées, ici comme ailleurs, or ici les différences sociales recoupent en grande partie les différences ethniques. Il semble en tout cas acquis que, grâce à la politique d’ouverture engagée par la direction du CCT et à la diversification de ses activités, la Nouvelle-Calédonie dans son ensemble s’est désormais appropriée le centre Tjibaou, qu’il est devenu une sorte de symbole du territoire, même si tout le monde n’en fait pas le même usage.

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(1) Cf. Selim Lander, Découverte… Aline Mori, artiste néo-calédonienne.

(2) Les différents espaces du CCT sont nommés en empruntant au vocabulaire des langues kanak (28 recensées). « Jinu » signifie l’esprit ; « Bérétéra » : regarder, admirer ; « Kavitara » : sculpture de seuil ; « Sisia » : bouger, chanter, danser.